Par Roberson Alphonse
12 janvier 2010. Il est presque 17 heures. À la rédaction du quotidien Le Nouvelliste, rue du Centre à Port-au-Prince, l’heure de tombée est déjà passée. Le journaliste Victor Jean Junior, secoué par ce qu’il vient de voir pour son reportage, révise ses notes. Il revient de l’hôpital où le professeur Jean Anil Louis Juste, de la faculté des sciences humaines, grièvement blessé plus tôt par balle par des tueurs à moto, vient de rendre l’âme. Ce professeur marxiste-léniniste avait soutenu de manière inconditionnelle les nombreuses manifestations estudiantines émaillées d’actes de violence qui, depuis des mois, visent à obtenir le départ du recteur de l’Université d’État d’Haïti. Autour de nous, chacun s’empresse de finir son article, car les correcteurs s’impatientent. Une fin d’après-midi normale, en somme, dans la plus grande – et la plus prestigieuse – salle de rédaction d’Haïti.
Soudain, la terre tremble. Violemment. C’est tout de suite la panique parmi les journalistes. Certains sont tétanisés, d’autres filent déjà vers les escaliers, deux étages plus bas. Trois violentes secousses suivent en moins de quelques secondes. Les vitres des fenêtres volent en éclats pendant que l’on se rue dans l’escalier. Jean Max et Michael, les fils du propriétaire, Max Chauvet, sont déjà sortis de l’immeuble. On ne voit plus rien. Les particules de poussière en suspension rendent l’air irrespirable. En pleine rue, des gens lèvent les mains vers le ciel. « Dieu existe. Dieu existe. Dieu existe! », crient-ils à pleins poumons. Un sentiment de rage et de peur m’envahit.
À une cinquantaine de mètres du journal, Djemps Diomètre, le chauffeur de Ticket Magazine, une publication du groupe Le Nouvelliste, est prisonnier d’une dalle de béton qui a écrasé sa voiture. Je le vois lutter, en vain, contre la mort, lui qui revient à peine de sa lune de miel. Farida, une employée de Magik Haïti (autre publication affiliée au Nouvelliste) sort vivante du véhicule. Miracle.
Au pénitencier national tout à côté du journal, une émeute éclate. Des rafales d’armes automatiques déchirent l’étrange silence qui s’est abattu sur la ville. Des milliers de prisonniers mettent la prison à sac avant de s’évader. À deux pas, le toit de l’imposant immeuble de la Direction générale des impôts est au même niveau que le sol. Le Palais national s’est lui aussi effondré. Tous les symboles de l’État circonscrits dans ce périmètre maudit sont à terre.
L’insoutenable
Qui a survécu? C’est la question que chacun se pose, angoissé par la réponse. Les [téléphones] portables sont hors service. Affolés, les gens se placent instinctivement au milieu de la rue, loin des pans de mur qui risquent à tout moment de s’écrouler. Ils prient. Le drame semble raviver leur foi. Des vagues de « Jésus » proférés sur tous les tons montent de la rue comme autant de suppliques sismiques… La nuit sera longue et terrible.
Le publicitaire Ricky Juste est sous les décombres avec sa femme qui vient de mourir dans ses bras ainsi que des journalistes et des animateurs de Radio Magik 9 [membre du même groupe médiatique que Le Nouvelliste] et de Canal 11. Héroïque, Jean-Paul Elie, le directeur de la station de télévision, enjambe les débris malgré les fortes répliques pour secourir d’éventuels survivants. Frédérick Alexis, de Magik 9, sortira lui aussi des décombres plusieurs personnes, équipé d’un simple… marteau. La nuit est tombée, le temps se fait plus frisquet. Les répliques se poursuivent, incessantes, certaines plus fortes que les autres.
À l’aide de torches ou d’un simple téléphone cellulaire, ceux qui le peuvent cherchent courageusement des survivants. Jean Robert François, reporter à Magik 9 et animateur de Ticket-Magik, est extrait des ruines. L’os frontal à l’air, l’oeil gauche tuméfié, le bras gauche en compote, il implore qu’on lui sauve la vie. Quant à Ronald Duplessis, alias Dj One, il est mort au bout de son sang, un micro planté dans son crâne…
Frantz Duval, le patron de la radio, file avec les blessés à l’Hôpital la Paix. Un seul médecin et une infirmière tentent d’y soigner des milliers de blessés. Dans la cour de l’hôpital, des cadavres gisent, abandonnés. Les répliques et les « Vive Jésus » se multiplient au rythme de l’empilement des cadavres sur les trottoirs. Certains sont recouverts de draps, d’autres gisent à même le sol. On dirait Auschwitz. Haïti vit son holocauste. En quelques secondes, plus de 220 000 personnes sont mortes.
La vie après le séisme
De nombreux journalistes et employés du journal ont perdu parents ou amis et ont été trop traumatisés pour reprendre immédiatement le collier. D’autres ont été évacués vers la République dominicaine ou les États-Unis.
Certains journalistes ont repris leur travail quelques jours après le séisme, pour la version Web, puisque les presses sont inutilisables et que l’immeuble du journal situé rue du Centre, à un jet de pierre des ministères et du Palais national effondrés, doit faire l’objet de travaux de réfection qui devraient durer des mois. La salle de rédaction du Nouvelliste a été transférée provisoirement à Pétionville.
J’ai été le premier, trois jours après le séisme, à faire des reportages vidéo publiés sur le site Web. J’ai ensuite dû quitter le pays avec mon épouse et mes trois filles, car ma femme et ma fille adoptive ont été blessées dans l’effondrement de la maison familiale. Je suis retourné travailler en Haïti en mars.
L’atmosphère est lourde. Le Nouvelliste n’a pas déploré de pertes en vies humaines (en attendant un rapport final sur le sort de ses centaines de facteurs), mais des parents et amis de membres du personnel sont morts ou blessés. L’un de nos neuf collègues journalistes de radio Magik 9 est mort à la suite d’une intervention chirurgicale.
Les presses devraient être opérationnelles en avril. Nous, les journalistes, sommes encore là. Sonnés mais, à mon sens, obligés d’aller de l’avant et d’informer le public.
* Roberson Alphonse est journaliste au quotidien Le Nouvelliste et directeur de l’information à Radio Magik 9.
Source : http://www.fpjq.org
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