Medias



Reporters de nos malheurs !

Le Chili de Michelle Bachelet à l’instar d’Haïti a été frappé par un violent séisme. Claude Gilles, journaliste à Le Nouvelliste et responsable du Centre opérationnel des médias de Reporters sans frontières, au cours de la cérémonie de remise de prix « Courage au féminin » décerné à Mme Bachelet par Rsf-Radio-Canada, revient sur les « 35 secondes » qui a fait quelque 250 000 morts en Haïti.  
Claude Gilles lors de la cérémonie organisée dans la soirée du 5 octobre 2010 à l’hôtel Hyatt Regency (Montréal)
Entre les cris désespérés sortis des décombres, des femmes qui pleurent la disparition d'un être cher, un vieillard qui gisait dans son sang, des enfants squelettiques abandonnés près d'un pan de mur où se dégagent des odeurs de cadavres... impossible de s'accrocher au seul microphone, calepin ou camera. A Port-au-Prince, la capitale haïtienne, dévastée par le violent séisme du 12 janvier, les journalistes étrangers et locaux étaient contraints de jouer un double rôle : rapporter et secourir. 


Au-delà des chiffres (quelque 300 000 morts, 250 000 blessés et plus d’1,5 million de sans abri), je me souviendrai longtemps encore de ma voisine policière qui s’est donnée la mort, d’une balle à la tête. Après deux jours d’appels sans secours lancés sous les décombres d’un commissariat effondré elle mettait fin à sa vie. La douleur était atroce ! Aussi atroce que celle ressentie avec la nouvelle de la mort violente d’un ami cher, un frère : Wendy Blot, un jeune architecte qui quelques jours avant la catastrophe discutait avec moi de l’avenir d’une entreprise de communication que nous mettions en place. 

Ces scènes déchirantes se répétaient dans des écoles, des supermarchés, des foyers et dans des hôpitaux tenus à bout de bras par des médecins et infirmières avant l'arrivée des secouristes et spécialistes étrangers. C'est le cas à l'hôpital Sainte-Catherine de Cité Soleil, où Dr Eddy Jonas, un jeune gynécologue de Zanmi Lasante, tentait de sauver un jeune homme dont le visage fait fi a toute bonne leçon d’anatomie : tant les parties sont inexistantes. La salive coulait sans interruption de sa bouche. Sur son lit d'hôpital il tente de griffonner quelques mots avec ses doigts. « Demande au Dr de m'injecter une anesthésie, pour pallier a ma souffrance », m'a-t-il écrit quand je filais à la hâte un crayon et un morceau de papier sur la civière, hélas qui transportait ces milliers d’anonymes allongés à même le sol, pour différentes pathologies. Le patient ne pouvait pas pleurer, ses yeux déjà arrachés, il n’en reste que les cavités. Dans la plaie béante, le Dr Jonas venait d'en extraire des asticots qui dévoraient le crâne du patient. Certains filaient tout droit dans le cerveau du rescapé quasiment à l'agonie.

En Haïti, il n'était pas possible de regarder sans rien faire. Sous les décombres d'un appartement à Delmas 33, les gémissements de Johnson m'interpellaient. Épuisé après deux heures de marche, je soulevais dans l'obscurité la plus totale des pierres pour tenter en vain de lui libérer des pièges des décombres. « N'ayez pas peur, sauvez- moi », répète-t-il comme une litanie, dans un élan de course contre la mort. Difficile de ne pas avoir les entrailles tressaillis !
C'est dans ce climat pour le moins kafkaïen que le copropriétaire et présentateur d’une radio de Port-au-Prince s'est précipité chez lui en courant. Il a creusé dans les décombres pendant plus d’une demi-heure avant de trouver sa femme, tenant a peine son souffle. Sur le chemin l'hôpital, elle rendit l’âme, sur ses bras. Demandant à ceux qui s'étaient rassemblés autour d'eux de prendre soin d'elle, il a compris avoir perdu sa femme, mais part rechercher son micro. L'histoire peut ressembler à une légende urbaine, mais le récit de tous les journalistes ou travailleurs de la presse est synoptique. Les bilans officiels, les avis de recherches, occupent l’antenne. Les journalistes, la mort dans l'âme, dénombrent leurs collaborateurs arrachés par le « monstre du 12 janvier ». Au compteur, une quarantaine de journalistes et travailleurs de la presse parmi les 300 000 cadavres.

Solidarité internationale

L’élan de solidarité des journalistes internationaux et locaux, transcende les frontières : Appels, messages texte, tout un baume pour remonter le moral a l’image d’un vibrant soutien que me témoigne le charismatique fondateur de Reporters sans frontières, Robert Ménard. En chômage forcé, j’ai tout de suite envisagé mon installation avec ma jeune épouse au Canada où nous avons « une résidence ». Trois jours, après le séisme, François Bugingo, président de RSF-Canada, posa les pieds en Haïti et nous proposa une évacuation, en transitant par la République Dominicaine où un avion privé devrait nous attendre. « Et ma mère, mes sœurs, mes amis…ou iront-t-ils? Et si je n’avais ni passeport ni visa ? » … les interrogations à me torturer l’esprit ont assez d’emprise sur ma décision de renoncer sur une évacuation. « Nous pouvons être plus utile en ce moment à Haïti qu’au Canada. C’est le moment ou jamais de remettre au pays ce qu’il nous a offert pendant des décennies », a estimé mon épouse (secrétaire de profession) mais obligée de rester au chevet de plusieurs blessés accueillis dans un hôpital de campagne. Tous les gestes peuvent sauver !!!!

Course contre la montre


Alors que Port-au-Prince regorgeait encore de cadavres en putréfaction, François Bugingo, Clothilde (responsable de Reporters sans frontières à Washington) et deux techniciens de Quebecor trainent avec eux un lot de matériels à la recherche d’un local pour monter le Centre opérationnel des médias. Avec 75% des infrastructures détruites à Port-au-Prince la crise de logement, dans une Port au Prince, qui même avant le 12 résistait a peine contre une mauvaise politique foncière, devenait plus aigüe. A bout de neuf jours, le Centre de presse a été monté, dans des conditions extrêmement difficiles. 

La reconstruction des médias devrait accompagner celle du pays, croit aujourd’hui encore Reporters sans frontières. Dans le cas haïtien, la première précède largement la seconde. Ainsi, il a été installé le Centre des médias du quartier Bourdon de Port-au-Prince. Cette “rédaction hors média”, dont la gestion m’a été confiée, disposent d’une quinzaine de postes de travail et d’une salle de formations et de réunions. Près de dix mois le Centre monté à l’initiative de François Bugingo est devenu un lieu de convergence entre presse haïtienne, médias internationaux et ONG. Au programme des futures rencontres : la couverture du scrutin du 28 novembre qui doit désigner le successeur de René Préval. Disons, le président de la reconstruction que le pays peine à amorcer ! 


Claude Gilles

Montréal, 5 octobre 2010
                                                                                               
                                                                                   Source: www.haitiquotidien.com



« Pas d'autre choix que d’espérer »

Les Assises internationales du journalisme se sont achevées hier soir par un débat consacré à Haïti, en présence de Claude Gilles, journaliste haïtien. Pour les DNA, il revient sur la situation dans son pays, dix mois après le tremblement de terre meurtrier et une semaine avant les élections présidentielles.


« Malgré tout ce que ce pays nous a fait vivre, nous continuons à l'appeler "notre Haïti chéri". » Les cyclones, les coups d'État, le tremblement de terre du 12 janvier 2010, ses 225 000 morts et maintenant le choléra qui frappe la population, et qui a déjà fait plus d'un millier de victimes... Rien n'a fait partir Claude Gilles, journaliste haïtien au quotidien le Nouvelliste, « le plus ancien du pays ».
 « Après le tremblement de terre, Reporters sans frontières nous a proposé, à moi et à mon épouse, de nous évacuer à Montréal, au Canada. Nous avons choisi de rester pour rendre à Haïti une partie de ce qu'elle nous a donné : la joie de vivre, le courage, l'éducation. Partir n'était pas envisageable », explique le journaliste.
 Claude Gilles dirige également le Centre opérationnel des médias d'Haïti. Installé par Reporters sans frontières, il a pour mission d'aider les journalistes haïtiens et étrangers à faire leur travail dans un pays dont la grande majorité des infrastructures est toujours dévastée.

Le journal quotidien ne paraît qu'une fois par semaine
Plus que jamais, l'information doit circuler dans le pays. Les journalistes relayent les actualités importantes à une population en demande, et qui n'a d'autres moyens de s'informer que la radio et les journaux. Ou plutôt le journal. Car le seul à paraître quotidiennement est celui pour lequel travaille Claude Gilles, le Nouvelliste. « Après le tremblement de terre, il nous a fallu quatre mois pour retrouver un rythme de parution normal. Ce qui n'est pas le cas de notre principal concurrent, le Matin, qui ne parait pour l'instant qu'une fois par semaine », poursuit Claude Gilles.

Les médias locaux se remettent doucement à fonctionner. Les médias internationaux sont, eux, moins présents qu'au début. Ce qui a poussé les Assises internationales du journalisme à consacrer leur soirée de clôture à un débat intitulé « Haïti : de la surexposition médiatique à l'oubli ? ». Interrogation à laquelle Claude Gilles répond catégoriquement : « Non ! Les journalistes étrangers sont toujours là, moins nombreux certes, mais toujours là. Et avec l'élection présidentielle du 28 novembre prochain, ils seront encore plus nombreux ». Cinq candidats, sur les 19 déclarés, font figure de favoris pour succéder à René Préval à la tête de l'État. Le vainqueur sera le « président de la reconstruction », prédit Claude Gilles. « Il aura pour mission de remettre ce pays en état de marche, de transformer enfin le citron en citronnade. C'est notre dernière occasion de résoudre les problèmes d'Haïti. L'aide internationale arrivée depuis le tremblement de terre pourrait enfin permettre aux habitants de vivre dans un pays nouveau, un pays où l'éducation sera accessible à tous. »
 L'éducation, maître-mot pour le journaliste haïtien. Le 12 janvier, quand la terre a tremblé, des familles entières qui étaient dehors ont pris peur et se sont réfugiées dans leur maison. Elles y sont mortes ensevelies sous les gravats.

L'éducation, maître-mot pour le journaliste haïtien

« Si on avait pu leur apprendre qu'il faut sortir des maisons et non y entrer en cas de tremblement de terre, elles auraient eu la vie sauve», se désole Claude Gilles. «C'est aussi en ce sens que l'éducation est primordiale. »
 Claude Gilles reste confiant pour l'avenir de son pays, même s'il avoue que « les Haïtiens n'ont pas d'autre choix que d'espérer. C'est dans notre nature ». Et le journaliste de citer un écrivain haïtien : « Le peuple d'Haïti est un peuple qui chante, qui pleure et qui meurt en même temps ».

Matthieu Mondoloni
      Retrouvez en cours de journée l'interview vidéo de Claude Gilles sur www.dna.fr.