Thursday, May 19, 2011

Le journalisme, parent pauvre de la reconstruction

« On va dans mon bureau? », propose Frantz Duval. Le rédacteur en chef du quotidien haïtien Le Nouvelliste fait trois pas, puis s'assied sur un muret : « C'est ça, mon bureau! », lance-t-il sur le stationnement où il a rapatrié les rédactions du vénérable journal et de la revue culturelle Ticket après le séisme de janvier 2010.


« On a récupéré deux places de parking et on a recouvert avec de la tôle ondulée », dit-il en désignant l'abri où travaillent les journalistes du quotidien fondé en 1898. Presque un luxe au regard des conditions de leur douzaine de collègues de Ticket: ils rédigent leurs articles sur une table posée à l'extérieur, à la merci de la première ondée. Mais selon l'éditorialiste, là n'est pas le problème. « Du matériel, ça se remplace », note-t-il, en jonglant entre son iPhone et son BlackBerry. « Ce qui est vraiment embêtant, c'est la main-d'oeuvre. »


Partir
La rédaction du Nouvelliste a perdu une dizaine de journalistes après le séisme. Partis à l'étranger ou recrutés par des organisations non gouvernementales ou internationales. « Cela déstabilise les médias », regrette M. Duval, tout en comprenant « que chaque travailleur cherche les meilleures conditions ».
Jeune espoir du journalisme haïtien, Mackenzy Jean-Baptiste, 26 ans, a quitté en juin l'agence Haitian Press Network pour les communications de l'ONG Plan international. « Je n'avais plus la possibilité de m'épanouir, et il y avait la situation économique... », dit-il. Il touche désormais 1000$ par mois, contre 150 auparavant, soit le salaire d'un serveur d'un établissement huppé.
« Beaucoup de journalistes sont partis travailler dans des ONG, les offres sont bien plus intéressantes », raconte Sadrac Charles, 34 ans. En juillet dernier, il a dit au revoir à la Radio RCH 2000, où il gagnait à peine 125$ par mois, afin de rejoindre les relations publiques de l'ONG Viva Rio.

La profession « appauvrie »
Pour Guy Delva, président de l'association SOS journalistes, ce phénomène « appauvrit la profession ». « Le journalisme est le parent pauvre de la reconstruction. La profession a eu très peu d'attention, comme si elle n'avait pas été touchée par le séisme... », déplore-t-il, rappelant que beaucoup de ses confrères dorment encore sous des tentes ou ont eu leur salaire divisé de moitié. « La situation devient impossible. »
Ces défections ont pour effet d'appauvrir la qualité de l'information. Face à la précarité de la profession, il arrive à certains reporters de se faire payer pour publier un portrait flatteur, confie Réginald Boulos, riche homme d'affaires qui dirige le conseil d'administration du Matin, quotidien devenu hebdomadaire depuis le séisme. « La transmission de l'actualité n'est pas toujours impartiale, elle est émotionnelle, il n'existe pas de journalisme d'investigation », regrette-t-il.
Récemment, trois journalistes licenciés de la Télévision nationale d'Haïti ont accusé leur ex-patron de les avoir mis à la porte, car n'étant pas partisans de Michel Martelly, nouveau président. « Sweet Micky » fait d'ailleurs l'objet de toutes les attentions de la profession depuis que, lors d'une interview télévisée, il a semblé vouloir intimider ses interlocuteurs, coupables de poser des questions embarrassantes.
Dans un pays où beaucoup de journalistes ont été assassinés dans le passé, « il faut une vigilance de tous les instants », souligne Frantz Duval, du Nouvelliste. « Martelly a été un chanteur adulé, un chanteur controversé. Il a toujours eu des relations de séduction et d'intimidation, note-t-il. Pour l'instant, ce n'est jamais allé plus loin que ça. »
Selon M. Delva, « personne ne cherche à renforcer les institutions de presse. C'est dommage, car la presse a un grand rôle à jouer dans le processus de reconstruction et de développement d'Haïti...»

Clément Sabourin, collaboration spéciale
La Presse de Montréal

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